Internet et le droit

Table Ronde
Les chantiers législatifs dans le monde et en Europe

Colloque international Paris-I Panthéon-Sorbonne


Internet et les chantiers législatifs européens *

Richard Delmas
Commission européenne, DG Société de l’information
Septembre 2000

Introduction

L’appréhension des politiques communautaires liées à Internet nécessite une mise en perspective. Il convient, au-delà d’une simple précision sémantique, de situer l’objet Internet dans l’architecture des directives, règlements et décisions pris au niveau de l’Union européenne pour tenir compte de l’avancée du numérique, de la libéralisation des télécommunications et de la société de l’information dans son ensemble. Au risque de comparer des politiques sans réelles synergies d’ordre juridique, une typologie des modes de régulation de l’Internet apparaîtrait comme une construction quelle peu artificielle.

Précisons, en liminaire, qu’il n’y a pas de cadre réglementaire spécifique à l’Internet. Il s’agit donc d’envisager Internet comme une cité imparfaite, une figure de l’esprit et non des lois, selon la vision de Portalis du début du 19ème siècle : " la connaissance de l’esprit des lois est supérieure à la connaissance même des lois " (1).

La synthèse proposée se limite aux différentes facettes de la " gouvernance " de l’Internet du point de vue de ses fonctions d’animation et de coordination. Si les règles de gestion, de gouvernance, apparaissent d’un certain point de vue minimales, elles n’en reflètent pas moins, vu de Bruxelles, la réalité de la tutelle effective des autorités américaines sur l’ensemble du dispositif. La thèse sous-jacente à l’approche proposée est que cette supervision, incolore et largement méconnue, mais globale et dominante, atteint aujourd’hui ses limites. Les tensions dues aux relations d’influence entre systèmes juridiques et politiques distincts, entre le marché et le droit, pourraient s’accroître. Internet aura besoin d’un épicentre de décisions au plan mondial, transparent, équitable et représentatif de tous les intérêts en jeu, notamment de ceux de la communauté internationale des États.

 

I Un modèle de gouvernance

La régulation technique d’une infrastructure

La première étape de la reconnaissance de l’Internet au plan international a été celle de la régulation d’une technologie. Elle a consisté à spécifier et à stabiliser les séries des protocoles techniques de l’Internet développées dès les années 1960 par le réseau ARPANET, à l’initiative des agences américaines concernées, principalement DARPA (Defence Advanced Research Projects Agency) et NSF (National Science Foundation).

En dehors de la standardisation informatique traditionnelle, un organisme, l’IETF (Internet Engineering Task Force) assisté par l’IAB (Internet Architecture Board), a organisé le consensus de la communauté mondiale des chercheurs et des développeurs avec le soutien financier des industries concernées. Le dispositif est toujours opérationnel et fonctionne efficacement sur un mode distribué.

A Bruxelles, la démarche a été suivie au niveau des programmes de recherche et développement pour les technologies de l’information et des activités liées à la standardisation informatique. En réalité, le processus n’a pas donné lieu à une législation spécifique : on a avalisé les protocoles IP, devenues normes de facto et PAS (Public Available Specifications) dans un mouvement général vers la standardisation ouverte.

En parallèle, l’infrastructure physique des réseaux, initialement portée par les agences américaines, universités et centres de recherche, comme le CERN en Europe, a été relayée par l’industrie informatique et des télécommunications et par des partenariats publics/privés à l’échelle mondiale. Aujourd’hui l’enjeu majeur est le déploiement mondial de la nouvelle norme IPV6, seule de nature à faire supporter par le réseau des applications de haut niveau pour le plus grand nombre. Une coordination internationale y sera nécessaire.

 

Vers une régulation partagée

Le second moment fort de la régulation d’Internet a été la volonté de l’administration Clinton, exprimée le 1er juillet 1997, de transférer la gestion du système DNS vers le secteur privé. Il fallait mettre un terme à un monopole de fait, notamment pour la gestion des noms de domaine génériques (.COM), qui apparaissait en contradiction avec les objectifs de transparence et d’ouverture à la concurrence. Mais aussi, avec le déploiement massif et le succès commercial du web, il est apparu opportun pour les autorités américaines d’obtenir un consensus sur les modalités de la démarche par l’ensemble des intérêts concernés.

La doctrine américaine pour les négociations menées en 1997 et 1998 par Ira Magaziner, conseiller du Président Clinton, a fait l’objet d’un Livre Vert, puis d’un Livre Blanc. Elle a consisté à faire reconnaître par la communauté internationale une fonction de commutation d’Internet à l’échelle mondiale, avec, en contre partie, l’assurance que les États unis soient les garants de la stabilité pérenne du système pour un temps indéterminé.

Dans cette négociation, grâce à l’action de la Commission et des Etats membres, des principes généraux, cette fois d’ordre juridique et non technique, ont pu être mis en avant : - applicabilité du droit international - internationalisation du dispositif - ouverture à concurrence du système DNS. De plus, un comité consultatif des gouvernements (GAC) a été nommé auprès d’ICANN afin de faire valoir les objectifs de politique publique et ceux de la communauté internationale des États.

Cependant, aujourd’hui on peut admettre que la stratégie américaine a parfaitement réussie pour la défense des intérêts politiques et économiques nord-américains. Cela se traduit par une série d’accords passés fin 1999 et début 2000 entre les entités concernées, à savoir DoC, ICANN, IANA, NSI-Verisign, et garantissant la mainmise des autorités fédérales sur le système. Par contre, le statut quo obtenu international des communautés Internet sur la mise en place d’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) semble fragile. La représentativité et l’efficacité d’ICANN est largement contestée.

La tutelle de l’administration américaine s’exercent essentiellement à travers le DoC et ses organes subsidiaires comme le NTIA, et sur le contrôle direct ou indirect sur les 13 serveurs de routage, noeud stratégique et logistique d’Internet (deux serveurs de routage sont en Europe, à Londres et Stockholm, un est en Asie). La prise en charge par ICANN de la gestion technique et la dévolution des fonctions techniques autrefois gérées par l’IANA fait l’objet d’une dévolution (2) progressive et pour le moins prudente.

Un récent rapport du CSTB, Computer Science and Telecommunications Board, comité fédéral américain, dresse un bilan d’Internet comme dispositif technique arrivé à maturité. Il constate une situation globale satisfaisante tant pour la stabilité que pour la sécurité du réseau. Il reconnaît la nécessité de faire perdurer un certain niveau de financement public pour le maintien et le développement de l’infrastructure. Il préconise aussi d’ouvrir sa gestion et sa régulation, encore autocentrée sur les États-Unis, à une véritable internationalisation (3).

 

L’approche communautaire

Rappelons, que si la Commission et les États membres ont été parties prenantes au processus de négociations et de suivi, elles ne sont pas contractuellement liées dans les engagements actuels de l’ICANN. Il n’y a pas d’accord ni de traité international relatif à la gestion de l’Internet.

La communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen du 11 avril 2000 sur l’organisation et la gestion de l’Internet a permis de dresser un premier bilan des actions communautaires. La communication souligne qu’Internet appelle une intervention réglementaire légère, suffisante cependant pour que son potentiel en termes de création d'entreprises et d'emplois soit pleinement encouragé.

Les recommandations de base de la Commission sont les suivantes:

Ces points vont faire l’objet d’une attention particulière dans les prochains mois. Sur la base d’un texte du comité consultatif des gouvernements, le GAC, ICANN souhaite faire aboutir un processus de négociations pour une reconnaissance des registres nationaux de la part des autorités nationales. Le processus est en cours mais nécessite de mettre en place un dispositif juridique approprié qui n’engage pas la responsabilité de l’organisme en cas de redélégation d’un registre. Par ailleurs, la Commission souhaite qu’un accord global sur le financement d’ICANN et sur la part respective des contributions des registres génériques et nationaux et des allocataires des adresses IP puisse être réalisé rapidement.

Précisons que le montage juridique d’ICANN est extrêmement complexe. Il demeure une grande incertitude sur le droit applicable et les juridictions compétentes pour des accords et contrats passés par un organisme sous juridiction californienne chargé de certaines missions de gestion d’une ressource publique et de services d’intérêt général pour la communauté internationale.

Par exemple, le régime juridique des contrats qui seront passés entre ICANN et les organismes en charge des registres de noms de domaine géographiques nationaux (ccTLDs) posent des problèmes que les procédures d’arbitrage international ne seront pas toujours à même de résoudre. De plus, le droit des marques et de la propriété intellectuelle est applicable sur nombre de conflits avec les détenteurs de noms de domaine. Sur ce plan, un rapport de l’OMPI a permis de mettre en place des procédures de règlement des litiges qui s’avère, pour l’instant, opérationnel, sans que l’on puisse encore se prononcer sur la cohérence jurisprudentielle.

Suite à la Communication de la Commission du mois d’avril 2000, une Résolution du Conseil concernant l’organisation et la gestion d’Internet a été approuvée lors du Conseil Télécommunications du 3 octobre 2000 (4). Le texte prévoit, entre autre, que la Commission sera chargée de poursuivre ses efforts, en concertation avec les Etats membres en vue d’aboutir à une véritable internationalisation de la gestion de l’Internet dans le respect des impératifs de politiques publiques et des accords internationaux. Elle charge aussi la commission de créer un réseau européen rassemblant les compétences scientifiques, techniques et juridiques existant dans les États membres.

 

II La sollicitation des politiques communautaires

L’accès aux infrastructures

L’accès, la topologie de l’Internet et la performance du réseau font l’objet d’analyses approfondies. Les structures de coûts supportées par les opérateurs et les fournisseurs par rapport à l’accès et au trafic de données ne sont pas équilibrées tant au plan national qu’au niveau mondial. Un projet de règlement du Conseil et du Parlement européen pour le dégroupage de la boucle locale en Europe est en préparation.

Dans ce contexte, un projet de résolution a été préparé à l’UIT pour un système de compensation au niveau des opérateurs de télécommunications, principalement au bénéfice des pays en voie de développement. La résolution devrait être soumise à la prochaine Assemblée de l’UIT pour les standards de télécommunications à Montréal. Afin d’éviter de réguler spécifiquement le secteur des infrastructures et des services de télécommunications sur les flux de trafic, il pourrait être utile d’analyser et de mesurer finement la performance globale du réseau et le coût des lignes de transmission à l’échelon international.

Pour ce qui concerne le service universel, une discussion s’est engagée avec les Etats membres afin de considérer si les accès hauts débits doivent ou non en faire partie.

De plus, la question de l'accès équitable à l’espace des noms de domaine considérée comme une ressource publique pourrait s’avérer primordiale dans la mesure ou des initiatives sont en cours dans de nombreux pays pour créer une adresse universelle pour tous ou une adresse officielle, identifiant potentiel pour les régimes fiscaux et douaniers.

Sur l’ensemble de ces enjeux, il sera pertinent d’analyser les conséquences réglementaires et juridiques de la convergence entre les noms de domaine, les adresses IP et la numérotation téléphonique, dans un contexte de généralisation de la téléphonie IP et des annuaires électroniques. Des groupes de l’UIT et de l’IETF travaillent sur les rapprochements techniques et sur l’émergence de plates-formes standardisées qui ne manqueront pas d’avoir des conséquences économiques considérables sur les industries et les marchés. Dans le même ordre, le code de numérotation public international de l’UIT basé sur les codes nationaux (E.164) pourrait se trouver remis en cause, ainsi, qu’à cet égard, le rôle des autorités nationales de régulation des télécommunications.

 

Concurrence et cadre réglementaire des télécommunications

Pour le domaine spécifique des télécommunications, le principe général de concurrence s’applique depuis le lancement du train de libéralisation en 1986 et le Livre vert de 1987. Il a conduit à une ouverture équilibrée par l’établissement des règles harmonisées pour ce qui concerne l’entrée sur le marché, les licences, l’application du service universel, l’accès aux fréquences et à la numérotation

Pour le niveau d’infrastructure, le contrôle des conditions d’accès aux réseaux trans-européens, les principes ONP sont une compétence communautaire. Comme pour le marché de communications, l’équilibre à trouver entre l’ouverture aux nouveaux acteurs de l’Internet et le nivellement de l’accès au marché global est difficile à réaliser.

La législation communautaire a eu aussi pour objet de dégager quelques principes, notamment relatifs à la neutralité technologique, au suivi de l’évolution des marchés, et à la nécessité d’une clarification afin d’accorder les règles de la concurrence à celles spécifiques au secteur des télécommunications. Aujourd’hui, afin de mettre à jour le cadre réglementaire, une directive cadre et 5 directives d’application sont en préparation, fondées sur les articles 95 et 86 du Traité.

Il convient de préciser que les règles du jeu applicables du point de vue de la concurrence nécessitent une compréhension fine des mondes industriels et des marchés de l’Internet. Le modèle économique associant l’accès et le contenu, d’intégration horizontale forte, semble dominant. La notion de connectivité doit être approfondie. Elle est centrale dans le contexte de la dynamique des marchés (5). Nous sommes ici dans le domaine que les économistes commencent à analyser, tant au plan de la micro économie que de celle du régime des conventions entre parties, sans pouvoir dégager des perspectives macro-économiques à moyen et long terme.

 

Internet comme support de la société de l’information et du commerce électronique

Internet est devenu une infrastructure et un médium de communication et une plate-forme pour les échanges économiques, sociaux et culturels mondiaux.

La Commission a pris la mesure du phénomène à travers les politiques liées à la société de l’information à travers un ensemble d’initiatives portant sur l’éducation, la santé, l’administration, les loisirs, les transports, les échanges et le commerce électronique au sens large. La mise en œuvre du Plan d’action E-Europe, approuvé lors des récents Sommets européens de Lisbonne et Feira, est de nature à permettre des avancées importantes pour l’accès et l’usage d’Internet sur le continent.

Enfin au plan des droits de propriété intellectuels, des données personnelles et des règlements des litiges plusieurs conventions et directives récentes ont permis d’adapter le droit au numérique et de progresser sur la voie d’une harmonisation communautaire.

Sans entrer dans le détail de la directive sur le cadre juridique du commerce électronique, adoptée par le Parlement européen et le Conseil le 8 juin 2000, il convient de rappeler que les mesures permettront que les services de la société de l’information bénéficient des principes du marché intérieur concernant la libre circulation des services et la liberté d’établissement et puissent être fournis dans toute l’Union européenne s’ils respectent la législation de leur Etat membre d’origine.

La directive n’instaure des règles harmonisées que dans les domaines absolument nécessaires pour garantir que les entreprises et les citoyens pouvaient fournir et recevoir des services de la société de l'information dans toute l'UE : définition du lieu d'établissement des opérateurs, obligations de transparence pour les opérateurs, exigences de transparence pour les communications commerciales, conclusion et validité des contrats électroniques, responsabilité des intermédiaires de l'Internet, règlement des différends en ligne et rôle des administrations nationales. Dans d'autres domaines, la directive se fonde sur les instruments existants de l'UE qui prévoient l'harmonisation ou la reconnaissance mutuelle des législations nationales et propose le mise en place de codes de conduites appropriés.

Par ailleurs, la Commission a récemment reconnu le dispositif de la " sphère de sécurité ", mis en place par le ministère américain du commerce, de nature à assurer un niveau de protection adéquat aux données à caractère personnel transférées à partir de l’Union européenne.

Les croisements multiples entre les politiques menées au plan international et l’évolution d’Internet indiquent, qu’en réalité, le phénomène est aujourd’hui protéiforme, un énoncé universel du monde technique qui trace son propre chemin, souvent indifférent aux législations nationales, européennes et aux accords internationaux.

Ainsi, bien qu’Internet ne soit pas dans un vide juridique, bien souvent ses acteurs veulent vivre leur développement dans un climat de liberté totale. C’est ainsi que les droits applicables et les juridictions compétentes sont constamment soumis à une pression voire une contradiction à la fois spatiale, une gestion planétaire, sans frontières, et temporelle, l’immédiateté. Les formes traditionnelles du droit commercial privé sont sollicitées, vers plus de flexibilité, pour la mise en place de procédures souples inspirées de la common law.

Ces nouvelles sources de droit ne vont pas sans soulever des interrogations dans leur rapport aux législations nationales et aux traités internationaux, mais aussi en considération du mouvement général vers une recherche d’universalité, d’identité et de justice dans les rapports économiques et sociaux.

Au plan de l’Union, la contractualisation actuelle du droit de l’Internet ne satisfait ni le principe de solidarité, qui comme l’indique la Cour de justice est " à la base de l’ensemble du système communautaire " (6) , ni celui de l’État de droit, comme consécration et protection des droits fondamentaux, tel qu’indiqué à l’article 6 du Titre I, dispositions communes, du Traité sur l’Union européenne.

 

III Les nouvelles médiations de l’Internet

Dans une vision plus prospective des enjeux sociaux, il n’est pas inutile de porter un éclairage sur deux orientations induites par l’évolution récente d’Internet.

 

La dénomination

Le système des noms de domaine (DNS) est au croisement de quatre ordres de réalités :

  1. Une dénomination unique au sein d’un système technique, l’Internet, permettant l’interopérabilité globale selon une classification arbitraire (les noms de premier, second, troisième niveau…).
  2. Un identifiant mnémotechnique représentant un individu ou une entité porteur de droits : de la personne, des marques, de la propriété intellectuelle, des consommateurs. Le système est quasi-saturé au niveau du nom de domaine générique .COM, entraînant une rareté au détriment des intérêts non américains.
  3. Une marchandise susceptible d’échanges et présentant une valeur intrinsèque, un prix.
  4. Une plate-forme pour les échanges électroniques et le support du commerce électronique et du marketing des marques au plan mondial. On envisage un système intégré avec nom de domaine, adresses IP, numéros de téléphone, autres services à valeur ajoutés.

Selon Olivier Hance (7), spécialiste du droit de l’Internet, il apparaît utile d’élargir les réflexions sur la nature polysémique et le régime juridique du nom de domaine, et, partant, de sa régulation. En effet, historiquement, conçu comme une simple adresse électronique, il suscite rapidement l'intérêt des titulaires de signes distinctifs juridiquement protégés comme les marques. Parallèlement, un marché du nom de domaine s'installe, écho de la valeur économique de ce qui convient de qualifier de ressource rare.

En parallèle, le DNS actuel peut être considéré comme le vecteur de l’américanité et de la langue anglaise en tant que premier élément séparatif de reconnaissance sur les réseaux. Un avantage concurrentiel indéniable, comme en témoigne la saturation actuelle des noms de domaine générique du .COM, au profit des sociétés nord-américaines.

Dans un monde qui devient de plus en plus régi par des codes symboliques, le nom de domaine pourrait devenir plus important que le portail pour l’accès aux réseaux d’information. Alors que ce dernier projette le symbole de la diffusion collective et riche, le nom de domaine est en passe de s'affirmer comme la projection de l'identité personnelle, subjective ou professionnelle, d'une personne physique ou morale ainsi que de sa capacité à créer une richesse, une identité, à partir d'une ressource rare.

Dans la voie de l’ouverture du système à un espace mieux partagé, la Commission a récemment lancé un processus pour la création du nom de domaine du .EU comme identifiant de l’Union européenne, de nature à porter l’identité européenne au cœur du système Internet.

 

Commutation, normes sociales et société mondiale

La puissance de commutation des réseaux a été mise en lumière par nombre d’écrits récents des philosophes, économistes et sociologues, en particulier, par Marc Guillaume (8). Depuis quelques mois, il semble qu’une attention particulière soit portée sur la dimension d’Internet comme espace de bien commun. Un rapport d’un groupe spécial de l’IFIP conduit par Jacques Berleur a fait le point sur l’éthique et la gouvernance de l’Internet (9). Le droit des citoyens et des consommateurs est ici sollicité. De même que de nombreuses associations d’internautes font valoir le droit des populations à s’émanciper de leurs gouvernements pour faire valoir, sur Internet, leur point de vue quant aux affaires du monde. Il s’agit de penser la démocratie dans un système global qui échappe de plus en plus au principe de territorialité.

En parallèle, on assiste en Europe à une réévaluation de la notion de services d’intérêt général voire de service public. Elle pourrait naturellement s’appliquer à l’espace des adresses et noms de domaine ; c’est l’interprétation qu’en donne, parmi d’autres exemples européens, le Conseil d’Etat en France dans son rapport de 1998 sur Internet et les réseaux numériques (10).

Dans cette optique, il pourrait être pertinent d’approfondir le principe de commutation et le concept d’usage que nous avions tenté de cerner il y a quelques années, lors d’un séminaire commun mené entre la DG XIII et le Commissariat au Plan (11). Les approches de la régulation des usages et de la co-régulation, méthode et non source de droit, développées dans le rapport récent au Premier ministre français du député M. Christian Paul sont certainement des voies qu’il serait utile d’explorer plus avant au niveau communautaire.

Au plan international, il est couramment admis qu’Internet a des effets sur le degré de cohésion et de contrôle des Etats. Les membres du G8 ont reconnu le phénomène et fait approuver en juillet dernier la Charte d’Okinawa sur la société globale de l’information. Nombre de ses dispositions se rapportent à l’utilisation d’Internet.

De plus, suite aux objectifs fixés par le Conseil européen de Cologne, la Commission a poursuivi l’élaboration d’un projet de Charte des droits fondamentaux de nature à donner une plus grande lisibilité aux droits fondamentaux pour les citoyens de l’Union et à apporter une plus grande sécurité juridique (12). Le souci est d’améliorer le niveau de protection actuel en dépassant l’actuel système jurisprudentiel. Plusieurs principes pourraient avoir un rapport avec l’accès et l’usage des infrastructures d’information comme Internet : - Article 8 Protection des données à caractère personnel - Liberté de pensée, de conscience et de religion, d’expression et d’information - Article 34 Accès aux services d’intérêt économique général - Article 36 Protection des consommateurs.

 

Vers un espace de responsabilité, un esprit de justice

Le modèle technologique de l’Internet qui s’appuie sur un réseau distribué et des procédures ouvertes de validation a été largement décrit. Il donne lieu à des développements théoriques qui entretiennent une analogie avec les formes de la démocratie. Le professeur Lawrence Lessig (13) de l’Université d’Harvard a développé une rhétorique du code technique de l’Internet comme interface et métaphore de la société ouverte et libérale. Les principes fondateurs de la république de Jefferson sont convoqués dans une célébration de la démocratie dualiste où les excès de la démocratie d’opinion et des médias seraient contrebalancés par les bienfaits régénérateurs de l’innovation et des codes de conduites de l’Internet.

Il faut avoir à l’esprit que ce sont les équipes de l’Université d’Harvard, le Berkman Center en particulier, qui légifèrent au quotidien, pour ICANN, sur la régulation de l’Internet, en liaison avec le département du commerce américain. Bien entendu, c’est une conception du droit proche de la common law qui prédomine. La rationalité de nos systèmes romanistes est affectée mais pas nécessairement toujours dans une mauvaise direction. Les techniques de résolution des litiges et le due process of law peuvent faire progresser, grâce à Internet, l’indépendance des juges et les garanties apportées aux justiciables.

C’est ainsi que la société juridique de l’Internet se constitue au croisement de plusieurs conceptions du droit, dans une oscillation entre une pensée de l’institution et un régime de convention. Dans cette mouvance, l’État pourrait apparaître comme l’institution qui équilibre les nécessités du collectif et du marché et les garanties des droits individuels.

Plus généralement, devant la réalité d’un Internet protéiforme, il conviendrait sans doute d’adopter la dynamique d’un dialogue interdisciplinaire. Un échange qui ne succomberait pas au comparatisme excessif. Il y a dans Internet, tout à la fois, la dimension anthropologique du rapport à l’outil, les notions de phase et de pente propres aux sciences exactes et une représentation du monde qui s’inscrit naturellement dans une volonté d’expansion marchande, économique et politique.

Devant la cité imparfaite de l’Internet, bâtie sur un foisonnement de concepts et de principes, apparaît aujourd’hui nécessaire le besoin d’une orthodoxie. Il est clair qu’une doctrine rénovée du service public, notamment pour les réseaux d’information et de communication est à construire. Comme l’indique le rapport sur le service public de mars 1996 de la mission présidée par M. Renaud Denoix de Saint Marc, cette doctrine est compatible avec la construction de l’Europe, fondée sur la cohésion sociale et culturelle du continent. Le cadre législatif communautaire l’anticipe déjà, puisqu’il fait référence aux services d’intérêt général et à la notion de service universel.

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Notes :

* les propos n’engagent que leur auteur et en aucun cas la Commission européenne

(1) J.E.M. Portalis, De l’usage et de l’abus de l’esprit philosophique durant le XVIIIème siècle, Paris, 1834

(2 ) Les documents sont disponible sur : http://www.icann.org

(3) CISTB, The Internet’s Coming of Age, prépublication disponible sur : http://www.cstb.org

(4) Résolution du Conseil concernant l’organisation et la gestion d’Internet, octobre 2000, Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen, L’organisation et la gestion de l’Internet, Enjeux internationaux et européens, COM (2000)202, avril 2000.

(5) Jacques Crémer, Patrick Rey, Jean Tirole, Connectivity in the commercial Internet, May 1999

(6) CJCE, 10 décembre 1969, Commission/France, aff. 6 et 11/69, Rec., p. 523

(7) Olivier Hance, " La réalité polysémique du nom de domaine ", Bruxelles, 2000

(8) Marc Guillaume, L’empire des réseaux, Ed. Descartes, 1999

(9) Jacques Berleur, Penny Duquenoy, Diane Whitehouse, Ethics and the Governance of the Internet, IFIP-SIG.2.2, September 1999

(10) Conseil d’Etat, Internet et les réseaux numériques, Documentation française, 1998

(11) Richard Delmas, Françoise Massit-Folléa (sous la direction de), Vers la société de l’information, Ed. Apogée, 1995

(12) Depuis la rédaction du texte, la Charte des Droits Fondamentaux a été approuvée au Conseil de Biarritz, le septembre 2000.

(13) Lawrence Lessig , Code and other laws of cyberspace, , Basic Books, 1999

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Page mise à jour le mardi 07 novembre 2000